L'Histoire de la Thermodynamique
au Pavillon Raoul Pictet
M. Raoul Pictet a inauguré la salle de conférences annexée au pavillon qui porte son nom, en y prononçant trois leçons au cours desquelles il a résumé, aussi bien que le lui permettait le peu de temps dont il disposait, lhistoire de la théorie mécanique de la chaleur. Résumer à notre tour ce résumé serait sans profit pour nos lecteurs; aussi ne mentionnerons-nous ici que les points originaux de ses discours et les détails nouveaux apportés par lui à cette histoire qui, traitée déjà par Tait, Helmholtz, Tyndall, etc., paraissait être définitivement établie.
Notre savant concitoyen a commencé par revendiquer en faveur de deux Genevois, Marc-Auguste Pictet (1752-1825) et Pierre Prévost (1751-1839) qui furent tous deux des physiciens distingués, reconnus comme tels par leurs contemporains et qui occupèrent de leur vivant de hautes situations au sein des Académies savantes de lEurope, lhonneur posthume de prendre place parmi les précurseurs, sinon parmi les fondateurs de la théorie moderne sur la nature intime des phénomènes calorifiques. Et pour mieux faire saisir à son auditoire la haute importance quil attribue aux travaux de Pierre Prévost, il a fait circuler, séance tenante, une liste de souscription afin de pouvoir lui faire élever un monument à Genève même; cette liste a été rapidement couverte de signatures.
Marc-Auguste Pictet, successeur de H.-B. de Saussure dans la chaire de philosophie de notre ancienne Académie, fondateur en collaboration de son frère, Charles Pictet, et de son ami, F.-G. Maurice, de la Bibliothèque britannique, devenue plus tard célèbre sous le nom de Bibliothèque universelle, était avant tout un chercheur de faits. Il fut lauteur dexpériences curieuses sur le rayonnement de la chaleur, dont lune, la plus fameuse, lexpérience des miroirs conjugués, est répétée encore de nos jours dans tous les cours élémentaires de physique, et M. Raoul Pictet la faite au moyen des vénérables miroirs détain qui servirent, il y a un siècle, pour la première fois. Mais, imbu des idées admises à son époque sur la chaleur, on la considérait alors comme une substance, le phlogistique il donna une interprétation erronée de ces expériences dans son ouvrage: lEssai sur le Jeu, publié en 1791. Pierre Prévost,
moins expérimentateur que Pictet, mais en revanche théoricien plus sagace, qui avait médité sur les idées émises longtemps avant lui par un autre Genevois "de génie", Lesage, à propos de la gravitation, et qui avait répété les expériences de son ami Marc-Auguste Pictet, avec lequel il vécut toujours dans la plus parfaite intelligence, chercha à donner une explication plus satisfaisante des faits que ce dernier venait de révéler. Dans son mémoire intitulé lEquilibre du feu, paru la même année que celui de Pictet, dans le Journal de Physique et dans ses Recherches sur la Chaleur, publiées en 1792, il sélève à une hauteur de vues tout à tait remarquable et envisageant la chaleur comme un "fluide discret", il arrive à une conception purement mécanique des phénomènes divers auxquels elle donne lieu.
Cest là, en effet, un grand pas en avant que la substitution de la notion de mouvement à celle de substance. Ce pas était le premier de ceux qui ont conduit la physique générale à la réforme qui lui permet de nos jours sinon dexpliquer par un petit nombre de principes mécaniques, du moins de considérer lensemble des phénomènes quelle étudie comme étant explicables et comme devant être nécessairement expliqués, tôt ou tard, par ces principes. Nous voyons poindre aussi chez Prévost la notion déquivalence possible entre les faits thermiques et le mouvement mécanique, équivalence quun peu plus tard Rumford devait essayer de déterminer en mesurant lélévation de température de leau au sein de laquelle il forait des métaux, et dont Carnot, Joule, etc., eurent, plus tard encore, une idée plus précise. Or cette notion déquivalence pressentie par Prévost, démontrée définitivement par Joule, de 1840 à 1850, en ce qui touche aux rapports de la chaleur et du travail mécanique, fut admirablemement généralisée par Helmholtz et appliquée par lui à lensemble des forces de la nature dans un écrit daté de 1847.
Ce mémoire célèbre de Helmholtz, considéré à juste titre comme un chef-doeuvre de lesprit scientifique et qui, dans un petit nombre de pages, formule définitivement la théorie de lunité et de la réversibilité de toutes les forces physiques, est intitulé De la Conservation de la force (Ueber die Erhaltung der Kraft, Berlin, 1847). M. Raoul Pictet en a montré à ses auditeurs le manuscrit original, que la veuve de lillustre savant, Mme de Helmholtz, lui a confié. De plus, il a fait voir un certain nombre dexpériences typiques relatives à la grande conquête dont il traçait lhistoire. Rien nest plus intéressant que dentendre exposées par un homme qui en a déduit les nombreuses applications que lon sait, les phases successives par lesquelles a passé ladmirable doctrine de la permanence de lénergie universelle étudiée successivement sous ses formes diverses: chaleur, lumière, électricité, magnétisme, attraction moléculaire, etc., par une légion dinvestigateurs de premier ordre, les uns comme Faraday, Regnault, Magnus, surtout habiles à manier les appareils et à poser à la nature des questions auxquelles les conditions créées par eux lobligeaient de répondre les autres, tels que Claudius et sir William Thomson (lord Kelvin), arrivant par la seule puissance des raisonnements mathématiques à des découvertes fondamentales. Cet intérêt était accru encore par les anecdotes dont M. Raoul Pictet a émaillé son exposé. Il nous a cité sur les rapports de Sadi Carnot et Michel Charles voyageant ensemble en Italie, tellement absorbés par leur préoccupations de physique quils passaient devant les oeuvres de Michel-Ange ou de Raphaël, devant les paysages fameux de la campagne romaine ou des bords du golfe de Naples en oubliant de les regarder; dAmpère et de Daniel Colladon, dont le second réalisait les expériences imaginées par le premier, et dune façon générale des savants du monde entier avec la petite phalange des physiciens de Genève, des histoires charmantes.
Mais, encore une fois, nous ne pouvons songer à présenter ici un résumé de ces trois leçons de physique données au milieu du brouhaha de notre Exposition, dans un local bien aménagé, quoique très simple, par un inventeur habile et un citoyen jaloux dattester les mérites de ses prédécesseurs dans un domaine de la science que ses propres découvertes ont illustré. M. Raoul Pictet a commencé sur les applications de la théorie thermodynamique une seconde série de conférences auxquelles nous consacrerons encore quelques lignes. Quil nous suffise pour aujourdhui de constater le succès de son entreprise et lintérêt quy apportent
tous ses auditeurs. E. Y.
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